Je n’ai pas pour habitude d’applaudir quand une personne est renvoyée de son poste de travail. Mais dans le cas de Tariq Ramadan, je n’ai aucun scrupule à la faire. Je tiens, avant toute chose, à le préciser : je n’ai aucun problème personnel avec cet individu qui se présente ou se laisse complaisamment présenté comme « islamologue », « universitaire », « spécialiste », « philosophe », mais qui n’assume jamais ses vrais engagements, ceux qui visent à introduire par la phraséologie occidentale et via le système de pensée européen, une idéologie que même des musulmans se doivent de combattre : je parle évidemment du salafisme (ou de l’islam politique) sous ses différentes variantes.
Naturellement, précisons-le tout de suite : Tariq Ramadan n’est pas Oussama Ben Laden et c’est la raison pour laquelle il a séduit des âmes en quête d’exotisme fréquentable. Il a réussi en effet à plaire à des Européens qui pensent que les sociétés musulmanes ne sont composées que de Ben Laden en puissance et qui ont vu en lui, la « perle rare » qui même lorsqu’elle s’emporte, vocifère comme on vocifère au bord du lac Léman et non pas comme on crie du côté du Nil. Certains européens ont cru déceler en lui le « modéré » qui même s’il ne condamne pas la lapidation des femmes adultères, même si sa propre épouse est voilée, même s’il diffuse la pensée des « Frères musulmans », même s’il n’a aucun scrupule à travailler pour un média financé par Ahmadinejad, même s’il ne dénonce jamais fermement et clairement le terrorisme, il ne menace pas et surtout, il ne tue pas. Oui je comprends qu’entre Hitler et Le Pen, on a tendance à préférer ce dernier, mais ce n’est pas une raison pour considérer le chef du Front national comme un chantre du progrès ou tel un « modéré ».
Mais de plus, ce qui m’a toujours troublé, c’est de constater, la mort dans l’âme, que la complaisance affichée à l’égard de Tariq Ramadan est venue davantage de mon camp politique, la gauche en l’occurrence, que des milieux politiques européens dits « conservateurs ». Il se trouve pourtant que Ramadan est un conservateur. Il est, pour le musulman que je suis, à ma droite, voire à mon extrême droite. Arrivera-t-on enfin à comprendre un jour que l’islam politique est aux musulmans ce qu’est l’extrême droite française à un électeur du Parti Socialiste ?
Incohérence suprême s’il en est, voilà comment la gauche européenne progressiste, laïque le plus souvent, généralement anticléricale, s’est accommodé d’un individu qui n’a eu de cesse de mettre « sa » vision de l’islam, « sa » religion, « son » idéologie, au centre du débat public. Je suis laïque de confession musulmane et je considère que la place de l’islam – comme celle des autres religions – doit être exclusivement dans le cœur des femmes et des hommes qui le choisissent comme croyance et certainement pas au cœur de la société. Je ne vais pas vous dire ici qui est Tariq Ramadan. J’ai eu l’occasion de réaliser une enquête journalistique qui lui a fortement déplu, mais qu’il n’a soi dit en passant jamais attaqué tant les affirmations qui y étaient contenues, ne souffraient d’aucune contrevérité, contrairement à ce qu’il cherchait à répandre un peu partout à l’époque, tout en surfant sur le discours victimaire, comme il sait le faire, et en se plaignant d’un reportage « à charge » que j’avais alors réalisé.
En vérité, mon reportage ne pouvait être qu’à « charge » comme le furent d’ailleurs la majorité des travaux journalistiques qui lui avaient été consacrés au cours des années passées et notamment le livre de Caroline Fourest intitulé « Frère Tariq » ou encore celui de Lionel Favrot : « Tariq Ramadan dévoilé », ou encore le reportage d’Alexandre Amiel, diffusé par Canal Plus. Hormis le fait de dire que Tariq Ramadan n’a pas de ceinture explosive autour de la taille et ne commandite pas d’opérations terroristes, je ne vois pas ce qu’on peut lui trouver de « sympathique » dans ce qu’il défend comme idéologie.
Je me rappelle qu’au début de mon enquête, je m’étais rendu à Genève pour y rencontrer Charles Genequand, le doyen de l’université qui fut aussi le directeur de thèse de Tariq Ramadan. J’ai compris très vite que cet universitaire très respecté n’avait pas gardé une très bonne image de son étudiant. Il m’expliqua alors qu’il avait refusé sa thèse de doctorat parce qu’elle était apologétique à l’égard de Hassan Al-Banna. Évidemment, Ramadan n’est pas de ceux qui travaillent « à charge » notamment lorsqu’il s’agit, pour lui, de critiquer sa chapelle d’origine, celle des « Frères musulmans », fondée par son grand-père, exportée, entre autres, par son père en Europe et entretenue aujourd’hui par lui-même, d’une manière fort intelligente, et par son frère Hani Ramadan d’une façon plus abrupte.
Oui Tariq Ramadan est un islamiste. Il est de ceux qui veulent que l’islam politique, la version européenne des Frères musulmans, infiltre les institutions, la société, les associations, les partis, les médias et j’en passe pour pouvoir peser sur ces mêmes sociétés, les « réformer » de l’intérieur, les islamiser ou les réislamiser, pour mieux les pervertir et les amener progressivement à accepter une vision moyenâgeuse de la religion musulmane. Alors naturellement si beaucoup ont compris la véritable nature du personnage, certains continuent à lui dérouler le tapis rouge, espérant ainsi – peut-être – domestiquer les islamistes « version light », pensent-ils. Mais l’islamisme est comme le Coca Cola, il est dangereux dans sa version hard, dans sa version light, et même dans sa version zéro. Tout simplement parce que l’islamisme fait partie de ces assemblages complexes qui savent mixer et dissoudre la matière pour en garder l’essentiel : un goût en apparence acceptable, mais des molécules qui, consommées, avec ou sans modération, peuvent se révéler désastreuses pour l’organisme.
Nos sociétés ont besoin d’un régime particulier dans lequel les religions, les dogmes moyenâgeux, les idéologies bellicistes et les pensées rétrogrades ne puissent guère avoir droit de cité. Je le dis et le répète : la place des religions est dans le cœur des femmes et des hommes qui le désirent et certainement pas au bout de leur langue à chaque fois qu’ils se réunissent en société. C’est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que l’Europe a changé et qu’elle se retrouve métissée avec des identités différentes. Sa stabilité future dépendra de sa capacité à créer un climat de « vivre ensemble » dans le cadre d’un pacte républicain ou citoyen qui exclue les identités ethno-religieuses des sphères publiques pour les confiner dans la sphère privée.
Je l’affirme d’autant plus franchement que la montée d’une nouvelle xénophobie qui prend prétexte sur l’islamisme pour déverser sa haine contre TOUS les musulmans et TOUTES les personnes d’origine étrangère, se nourrit justement de gens comme Tariq Ramadan et consorts. Le discours de Tariq Ramadan est incontestablement avec la menace terroriste, les attentats, les affaires de voile, de burkini et de burka des générateurs de racisme. Et d’ailleurs, le raciste qui, hier disait : « l’Arabe est voleur », dit aujourd’hui : « le musulman est terroriste » ou encore « l’islamisme est l’islam et les musulmans sont TOUS des islamistes en puissance ». D’aucuns n’ignorent pas que les extrémistes se nourrissent entre eux et qu’ils savent tels des vautours et des charognards trouver chacun sa part dans cette proie, désormais facile, qu’est la société démocratique. Dans le nouveau discours raciste, il est dit aux musulmans, en substance, vous êtes tous des Ben Laden, ou à tout le moins des Tariq Ramadan, donc vous êtes tous dangereux. Et derrière cette idée, il y a naturellement une conséquence inéluctable et non assumée entièrement pour l’instant : TOUS les musulmans à la mer !
C’est dire que si les démocraties décident de travailler avec des idéologues comme Tariq Ramadan, elles ne régleront pas la question de l’islamisme, elles l’aggraveront et elles aggraveront également les racismes. Elles les accentueront par un effet de spirale interminable qui conduira le citoyen européen à se sentir en danger, à rejeter l’autre et à provoquer par conséquent l’exclusion et l’auto-exclusion qui elle-même jettera beaucoup de personnes dans les bras de l’islamisme qui sera perçu comme refuge.
Les musulmans croyants dans les valeurs universelles – qui d’ailleurs ne sont guère en contradiction avec le corpus islamique – ceux qui tiennent à la démocratie et aux droits de l’homme comme valeurs essentielles, ceux qui pensent que l’intégrisme est en train de ronger leur religion ou la religion de leurs parents et ceux qui s’estiment aujourd’hui citoyen européen, doivent bannir l’islam politique, le salafisme, l’obscurantisme et les idéologues qui font la promotion de ces idées nauséabondes, inacceptables pour un monde moderne, et qui font passer l’islam aujourd’hui, aux yeux d’une partie de la planète, pour la religion la plus rétrograde, la plus débile et la plus violente qui puisse exister de nos jours. Les musulmans doivent aujourd’hui se révolter, mais pas contre l’Amérique ou Israël ni contre la Russie ou l’Europe, ils doivent se révolter contre leurs propres démons, leurs fanatiques, leurs extrémistes, leurs salafistes et leurs intégristes.
Nous ne pouvons pas vivre avec les idées défendues par Tariq Ramadan et, je dirai, nous ne pourrons pas vivre en Europe avec les idées défendues par Tariq Ramadan. Le communautarisme n’est pas une solution non plus, ou alors c’est parfois une solution temporaire dans certains pays, mais qui montrera ses limites un jour où l’autre. Le relativisme culturel est une forme cachée d’un racisme mondain qui ne veut pas se révéler. Et les concepts qui alimentent le « choc des civilisations » sont dangereux, idiots et doivent être dénoncés par toutes les femmes et les hommes de bonne volonté, et ce, quelles que soient leurs croyances ou leur non-croyance.
Tariq Ramadan, très soucieux de son image, n’aimera pas ce texte et c’est tant mieux. Parce que nous défendons deux projets radicalement opposés et deux idées aux antipodes l’une de l’autre, il n’y a même pas un débat possible avec lui et ses semblables. Parce que ces gens-là, il ne faut pas discuter avec eux, il faut les combattre ! Et ce que je dis là, je le pense tellement que je ne cesserai de le crier. Et comme dirait tout réalisateur, ce ne sera pas coupé au montage !
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